La mort de Margot

Margot est une pie à qui l’on a rogné les ailes et qui vit captive dans une salle d’auberge.

.. Ce fut vers ces temps qu’un des clients de l’auberge eut cette inspiration fatale pour Margot : si on l’habituait à boire du vin !

La chose fut difficile, l’odeur de la purée septembrale non plus que sa couleur lui inspirant une insurmontable défiance. Il fallait user de ruse et faire flèche de ses sentiments bien connus de gourmandise pour l’amener au but. Comme par mégarde, un jour que Margot était sur la table où un buveur partageait avec elle un biscuit dont elle était friande, il laissa tomber dans son verre, où il avait mis au préalable du vin blanc très sucré, le morceau qu’il tendait à la pie. Alors il lui aprocha le verre et malgré son appréhension, Margot vint le retirer par petites miettes, car il s’était défait, goûtant ainsi en même temps au liquide sucré qui lui sembla exquis. C’est pourquoiu, peu après, l’homme lui tendant de nouveau le verre sans l’appât du biscuit, elle y vint boire goulûment et y retourna toute seule plusieurs fois de suite.

Insensiblement, on colora le liquide et on diminua la dose de sucre, si bien qu’au bout de quelque temps, Margot ne buvait plus que du vin et dédaignait profondément le bol d’eau fraîche à la surface duquel la poussière surnageait comme une écume grise.

Les premiers effets du vin sur Margot furent curieux : elle caqueta tout le jour, sautant d’une table à l’autre, agaçant les clients, leur flanquant des coups de bec, puis passa en titubant devant Mitis qui la regardait les moustaches droites, les oreilles en casse-cou comme une coiffure de gavroche, avec l’air de se moquer d’elle, et alla aussitôt tirer la queue de Miraut avec une indiscrétion répétée qui lui attira un coup de gueule plus énergique, disant clairement que la plaisanterie avait suffisamment duré.

Ahurie de cette réplique, elle écarta les jambes en soulevant un peu les ailes, du geste d’une commère qui, les poings sur les hanches, se prépare à invectiver une voisine, et lui tint, un quart d’heure durant, un discours prolixe et obscur où les mêmes consonnances revenaient à intervalles réguliers, à la façon des malédictions antiques, mais dont Miraut eut le bon esprit de ne point se déranger.

Puis, comme étourdie de son verbiage, elle s’alla fourrer sous le retrait du cendrier et dormit.

Chaque jour elle buvait davantage et son humeur querelleuse s’en accentuait ; aussi s’attira-t-elle de verts grognements de Miraut, de légers coups de pied au derrière des ivrognes et quelques sérieux coups de griffes de Mitis.

Maintenant elle ne voulait plus boire que du vin, et quand, pour une bonne plaisanterie, un client lui tendait un verre contenant de l’eau, dès qu’elle y avait trempé son bec, prise de colère, selon l’inspiration du moment, elle flanquait un bon coup de bec au mauvais plaisant ou bien de la tête et du cou lui renversait brusquement son verre.

Elle subit, dès lors, sans défiance, dans le désarmement passif de la brute qu’aucun noble subconscient de bête ne domine et ne dirige, les plaisanteries les plus ineptes et les plus méchantes.

Comme elle saisissait indifféremment pour le cacher tout ce qu’on lui tendait, elle prit un jour, par le bout enflammé qu’un ivrogne lui présentait, une cigarette qu’il venait d’allumer. Il y eut un fusement de corne qui brûle, une odeur de roussi, un petit râle atroce de souffrance, et pendant que les buveurs se tordaient de rire, la pauvre bête, le bec ouvert par une douleur sans nom, s’enfuyait sans rien voir, de tous les côtés, heurtant les murs, se cognant aux meubles, poussant des cris plaintifs et des râles de désespoir. Deux jours durant elle vécut ainsi sans boire ni manger, le bec ouvert, reprenant peu à peu, par la souffrance, conscience de sa vie animale, de sa déchéance, et restant tout le temps sombre et désolée dans son obscur recoin.

Enfin elle remangea, elle rebut, de l’eau d’abord, puis du vin de nouveau qu’elle avalait par petites becquées ; elle redevint hargneuse, jouant de moins en moins, s’alcoolisant de plus en plus, et passant son temps à boire dans le verre des ivrognes, à sommeiller dans son coin ou à radoter dans la demi-veille de l’ivresse le même cri, pouai ! pouai ! monotone et vide.                 


Rien de particulier n’avait signalé cette journée. Margot avait bu comme d’habitude et comme d’habitude s’était couchée avec le crépuscule un peu après la rentrée des poules.

Tapie dans son retrait, les plumes ébouriffées, la tête enfoncée dans le cou, le bec pendant, les paupières nues, closes, elle frissonnait, en proie à un de ces cauchemars impossibles où s’associent les sensations les plus burlesques et les plus douloureuses.

La lumière d’une des lampes à pétrole, dégarnie de son abat-jour, donnait en plein dans son recoin, et il lui semblait qu’une horde de chats et de poules, alliés contre elle, l’entouraient de cigarettes allumées et brûlantes. Elle se secouait pour échapper à leur poursuite, levant les pattes alternativement et fermant désespérément son bec de toutes ses forces pour ne pas être brûlée. 

Les deux syllabes de son nom, violemment prononcées, la tirèrent ahurie de ce sommeil pénible.Elle ouvrit ses yeux, qu’elle referma aussitôt avec douleur dans le choc brusque de lumière aveuglante dont ils furent emplis. Mais l’appel fut répété : Margot !

Elle ne bougea pas, encore sous l’appréhension de son rêve mauvais, méfiante, angoissée, sentant l’impossibilité de fuir dans ce monde étrange, presque inconnu pour elle, et tant redouté de lumière et de nuit.

Mais deux mains la soulevèrent et, brutales, la jetèrent sur la table, face à la lampe, entre les verres à pied rougeoyant de liqueur, qui semblaient posés aux quatre coins de la table comme des bornes qu’elle ne devait pas franchir. Eblouie et folle de peur, elle se retourna pour fuir la clarté qui lui faisait mal, tandis que les hommes riaient bruyamment de son embarras et de sa souffrance.

-  Viens boire un coup, Margot ! et un verre lui fut tendu.

Mais Margot fermait obstinément le bec et les paupières, sentant obscurément dans la raucité des voix un danger à redouter.

-  Elle ne veut même plus de vin, cette gueuse-là, fit un ivrogne. Si on lui faisait prendre un marc !

Et aussitôt il présenta à Margot, dans un petit verre, l’eau-de-vie qu’il lui destinait. Mais le bec restait clos, la bête ne comprenant pas, apeurée, ne voulant rien.

    Alors de force un homme lui desserra le bec, tandis qu’un autre lui versait successivement et coup sur coup trois cuillerées d’alcool dans le gosier. 

L’effet fut fantastique.

Immédiatement Margot se redressa, sembla grandir, ouvrit ses yeux fous, écarta les ailes violemment, les battit avec furie et, fixant la lampe intensément, dardant sur elle la fixité étincelante de ses prunelles frangées de sang, épouvantant les buveurs qui se reculèrent, elle se précipita d’un élan irrésistible sur la lumière, sur cette lampe que, dans son cerveau affolé, elle rendait responsable de l’atroce brûlure qui lui dévorait l’intérieur.

La lampe, violemment heurtée, chavira, roula en morceaux sur le sol, enflammant le pétrole, brûlant le tapis, les chaises, la table, allumant un commencement d’incendie qui étouffa et flamba vive Margot, allégeant peut-être par cette souffrance extérieure, l’horrible douleur qui lui rongeait la cervelle et les entrailles.

Et lorsque les buveurs eurent éteint le feu allumé par la pie ivre-folle, devant le cadavre à demi-carbonisé et raidi de la bête morte ou plutôt délivrée, l’un d’eux, résumant l’opinion générale, énonça gravement avec la suprême inconscience des humains :

-  Cette charogne-là, hein ! si c’est méchant tout de même !

De Goupil à Margot (1909)

(Prix Goncourt 1910)

Louis Pergaud 1882 - 1915  

PS: Triste ironie du sort pour un pacifiste ! Louis Pergaud fut mobilisé dans l’armée française lors de la Première Guerre mondiale. Il aurait dû être réserviste ; son service national étant effectué douze ans plus tôt. Il servit en Lorraine sur le Front Ouest, pendant l’invasion allemande. Le 7 avril 1915, son régiment lança une attaque contre les lignes allemandes : Pergaud, piégé dans les barbelés, fut blessé par balles. Plusieurs heures plus tard, les soldats allemands le secoururent, et l’amenèrent avec quelques-uns de ses camarades dans un hôpital provisoire. Ce bâtiment, au matin du 8 avril, fut détruit par un tir de barrage de l’armée française. Louis Pergaud, et de nombreux compatriotes, étaient au nombre des victimes. Son corps n’a jamais été retrouvé.

Les vaches rouges, 12/04/2008

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